mardi 19 mai 2009

Introduction

En 2010, le Quai Branly mettait à l'honneur les "autres maîtres de l'Inde".
Trois ans plus tôt, je suis parti un an au coeur de l’Inde rurale, à la rencontre de ces dessinateurs des tribus Santal, Gond et Ratwa, de leurs mythes et de leurs images, de leur regard sur le monde. Histoire d’oeil.




- S’il vous plaît…Dessine-moi un « village global ».
- Hein ? répond l’adivasi.
- Dessine-moi une bombe atomique, Internet, le 11 septembre.
- …
- Alors au moins une télévision ? Une multinationale ? Un touriste ?

L'adivasi est l'aborigène de l'Inde. En sanskrit, littéralement : le premier habitant.
Il a de bonnes raisons de se demander ce que je fais là, un appareil photo greffé sur un œil et une DV sur l'autre.
Ce que je fais là : je suis un cyborg des villes venu demander à l'origine du monde de me prêter ses yeux.
Je suis un flux narratif en kit multimédia qui veut s'alimenter en territoire tribal. Je suis une boîte noire, pour enregistrer la mutation d'un regard sur les fronts périphériques de la guerre des images.

L’esthétique des tribus mute de plus en plus vite au contact du monde moderne. Ici, sous l’antenne parabolique qui surplombe les feuilles de palme d’une masure d’argile. Là, sous le poids des usines qui écrasent la forêt sans en ménager les esprits.
La toile d’informations du cyber-monde n’a pourtant pas encore piégé la sensibilité de ceux qui vivent au coeur des terres. Ces terres que les anthropologues de l’Inde appellent la cow dung belt, la ceinture de bouse, comme pour séparer les internautes de sa beauté. Ces terres où l’on vit au rythme des défécations bovines pour polir les murs, pour nourrir le feu, loin, très loin de cette araignée affamée qu’est la société médiatique.

A l’est, au centre et à l’ouest de l’Inde, j’ai collecté des mythes et des images, comme d’autres collectent des impôts. Dans trois villages tribaux, j’ai collaboré avec les chitrakar, ceux-qui-font-les-dessins, comme un storyboarder avec des illustrateurs de bande-dessinée, pour scénariser notre rencontre, dresser un pont entre nos mondes, nos temporalités, nos représentations, nos frontières respectives entre le visible et l’invisible. A Kosma, Pathangar et Malaja, où le dessin occupe une place aussi singulière qu’essentielle dans l’économie sociale.

lundi 18 mai 2009

Tribu Santal



(1) chez les Santal, le dessinateur est un peintre sur rouleaux et un barde, qui chante les mythes de la tribu et qui orchestre les cérémonies funéraires. Ici Mohan peint Jamraja, le seigneur des morts.



(2) après la mousson, les Santal restaurent et polissent leurs murs à la bouse de vache.
Une nécessité qui vire chez eux à l'oeuvre d'esthète.



(3) Sur les murs de certaines maisons Santal, les bas-reliefs sont une sorte de sceau de propriété.



(A) une planche sur l'enfer et l'hospitalité.

Voici Jamraja, l'empereur des morts, le seigneur des enfers.
Il mange les corps et retient captifs les esprits.
Et dans cet enfer Santal, les châtiments concernent souvent les mauvais hôtes.
Ici, une femme qui n'a pas nourri convenablement son invité. Sa punition : elle est obligée de porter éternellement autour du cou une lourde jarre de nourriture. Là une autre, qui n'a pas signalé à son invité, alors qu'il revenait des champs, le brin d'herbe ou de paille qui s'était égaré dans ses cheveux. Jamraja la condamne à supporter un entier fagot sur sa tête. Là encore, un homme qui n'a pas proposé de siège à son invité. Jamraja le contraint donc à s'assoir sur des têtes de flèches.
Là enfin, une femme qui a mal parlé à son interlocuteur. De sa bouche sortiront des insectes à jamais.
Et le photographe, demande-je ? Quel sort lui réserve Jamraja s'il mitraille intempestivement ?
J'imagine, me répond Mohan en riant, une armée d'appareils photo pour le harceler à son tour.
Et Mohan de signer sa première illustration comique.

Tribu Santal (option 2)




(l'une ou l'autre)
(1bis ou 1ter) chez les Santal, le dessinateur est un peintre sur rouleaux et un barde, qui chante les mythes de la tribu et qui orchestre les cérémonies funéraires. Ici Buddhan chante la création du monde.



(2bis) Un village Santal est toujours construit à proximité d'un point d'eau.



(3bis) après la mousson, les Santal restaurent et polissent leurs murs à la bouse de vache.



(C bis) une planche sur l'invisible.

Mohan dessine mon appareil photo comme un oeil annexé à une boîte.
Je lui dis qu'il existe aussi chez moi des machines qui permettent de déplacer la frontière du visible et de l'invisible.
Des machines capables de montrer l'origine du monde, le principe de la vie, la structure de l'eau.
Mohan me répond que son rôle est précisément celui d'un intercesseur entre le visible et l'invisible, dont il s'emploie à dessiner la frontière.
Le dessin a le pouvoir de donner la vue, qui est dans la tribu synonyme de vie. Le dieu des Santal, Marangburu, crée le monde et avec lui deux oiseaux. Equilibre statique. Mohan m'explique que c'est au moment où Marangburu appose des yeux aux oiseaux que le monde se met en mouvement, s'anime enfin. Au commencement était la vision, et le dessinateur est destiné à actualiser le mythe. Le dessin, m'édifie-t-il, a le pouvoir de redonner vie aux morts. Pendant les cérémonies funéraires, on demande au dessinateur d'ajouter un oeil à un croquis censé figurer le défunt, pour libérer son esprit de l'enfer et lui permettre de se réincarner.
Nos approches divergentes de l'invisible, concluons-nous, ne nous empêchent visiblement pas de nous réunir dans d'autres extases, cuisinées à l'alcool de riz, de palme ou de fleur de karité, avant d'aller regarder ensemble un film Santal, sous le grand arbre du village. Une fois par mois, oui, par bicyclette et sur batterie, la télé fait son entrée dans les villages, pour ne diffuser peut-être encore que des images faites avec et pour des Santal, mais par de malicieux citadins.

Tribu Gond

Pathangar, district de Dindori, dans l'état du Madhya Pradesh



(4) à Pathangar, le folklore dessiné remonte à Indira Gandhi. Il y a trente ans un petit garçon dessinait sur un mur de sa maison. Le centre d'exposition de Bhopal a fait de lui le père de l'art tribal contemporain, et à sa suite aujourd'hui, tout le village dessine.



(5) la place du village.



(6) une femme fait sécher des beignets sur le toit.



(B) une planche sur l'artiste et l'environnement.

Je présente à Deulal la photo d'une installation de Christo. Il trouve très belle l'image de ces arbres lumineux, jusqu'au moment où je lui explique qu'ils ont été emballés.
- Est-ce qu'ils souffrent ?
Je lui répond que l'artiste montre, à sa manière, que dans une société de production et de consommation, tout est destiné à être emballé, empaqueté, prêt à la vente, et jusqu'à la nature. Il montre pour le donner à voir, pour rendre la chose évidente à ceux qui ne savent pas le voir.
- Mais est-ce qu'ils souffrent ?
Chez les pardhans, on rend un culte à la déesse Maharelin au pied de l'arbre principal du village, depuis lequel elle protège les habitants des mauvais esprits. Aujourd'hui Deulal vend à la ville le dessin qu'il fait de cette déesse, ce qui lui permet de profiter du monde moderne qui le fascine : cette route où se déplacent des véhicules motorisés, entre un cinéma et de mystérieuses maisons à étages.
Mais pour frayer cette route, le monde moderne installe nécessairement ses usines au détriment des arbres. Aussi le dessin de Deulal contribue-t-il, à sa manière, à leur destruction. Et chez les Pardhans, un homme qui blesse un arbre sacré doit payer un très lourd tribut à la communauté, qui l'endette toute sa vie.

Tribu Gond (option 2)



(4) à Pathangar, le folklore dessiné remonte à Indira Gandhi. Il y a trente ans un petit garçon dessinait sur un mur de sa maison. Le centre d'exposition de Bhopal a fait de lui le père de l'art tribal contemporain, et à sa suite aujourd'hui, tout le village dessine.





(choisir l'une des trois)
(5bisa) une femme porte de l'eau du puits à sa maison / (5bisb) ici on cultive les pastèques sur les toits / (5bisc) au détour d'un chemin, on trouve parfois des dessins sur un mur, sans qu'on puisse parler de coutume pour autant.




(B bis) une planche sur la genèse des dessinateurs de Pathangar.

Deulal raconte : il y a trente ans, tandis que les hommes travaillent aux champs... Jangar, petit garçon, dessine le dieu Hanuman sur le mur de sa maison... un peintre de la ville, Jay Swaminathan, cherche des artistes tribaux dans les campagnes, pour alimenter les collections du tout nouveau Bharat Bhavan de Bhopal... Jay Swaminathan est sidéré par le talent du jeune Jangar et l'emmène découvrir les lumières citadines pour lui apprendre à peindre... le petit garçon s'adapte peu à peu aux supports, aux outils et aux couleurs artificielles du dessin moderne, à une vie d'argent et de voyages, devient l'homme prospère qui fait la gloire de son village et qu'on retrouve pendu à un ventilateur, dans une chambre d'hôtel du Japon.

Tribu Ratwa

Malaja, district de Chotaudaipur, dans l'état du Gujarat.



(7) chez les Ratwa, on peint l'univers et l'ensemble des activités humaines sur le mur porteur de la maison, pour garantir l'équilibre cosmique.



(8) deux hommes lavent leur linge à quelques kilomètres du village.





(choisir l'une des trois)
(9a) un homme et son épouse distillent de l'alcool / (9b) une mère prépare le dîner, sans électricité, dans la pénombre de la cuisine / (9c) un berger danse un mouton dans les bras, entre deux tontes.



(C) une planche sur la représentation de l'univers.

Un enclos gardé par deux lions qui sacrifient un cheval - pour les ratwas l'animal le plus noble, l'incarnation de la puissance divine dans la création. Parsala me circonscrit ainsi l'univers, comme il le ferait sur le mur porteur des maisons. Il figure aussi les petites pastilles rouges et jaunes dont se servent les bawas - les shamans locaux - pour dénombrer les activités humaines lorsque les peintres ont fini de les représenter : 74 pastilles rouges désignent les activités proprement masculines, et 70 jaunes, celles qui peuvent être executées par les deux sexes.

"1" phallique, "0" ovoïde : je lui montre que mon moyen binaire d'ordonner est un parent lointain du sien.
Et ma photographie de l'univers - que je le croie fini ou infini, que je lui prête trois ou onze dimenssions - lui présente sur le papier une même allure d'enclos, où dansent, comme ses activités, des lueurs en pagaille.

La force et la douceur, la nécessité et la lumière, la loi et l'amour.
Rien de plus émouvant, pour Parsala, que l'image d'une femme qui se déplace à cheval.
Et moi je pense à une autre femme, qu'un ordinateur connecte à moi, depuis l'autre bout du monde.

Tribu Ratwa (option 2)

Malaja, district de Chotaudaipur, dans l'état du Gujarat.



(7) chez les Ratwa, on peint l'univers et l'ensemble des activités humaines sur le mur porteur de la maison, pour garantir l'équilibre cosmique.



(8bis) lorsque les défunts visitent les Ratwa dans leurs cauchemards, c'est pour leur signaler qu'ils n'ont pas été assez considérés dans la journée. On dépose alors des offrandes devant les petites statuettes qui les représentent pour obtenir leur pardon.



(9bis) une petite fille fait sécher des bouses de vaches sur le toit.



(Cbis) une planche sur la signification des rêves.

Parsala m'explique que les morts se manifestent par et dans les cauchemards quand on les a oubliés la journée. Il me dessine les statuettes qui représentent les défunts, et devant lesquelles on vient déposer des offrandes pour réparer cet impair. Nous dérivons sur la fonction possible des rêves. Je lui montre des images pour supporter mes mimes. L'affiche d'un film de Tarkovski, pour illustrer le rêve comme prophétie, comme vision du futur ; un portrait de Freud, cet homme pour qui des désirs refoulés se réalisent dans l'inconscient ; ou encore un dessin psychédélique, pour suggérer dans le sommeil paradoxal une création spontanée de formes et de couleurs, une association libre d'objets de l'esprit. On rêve toujours de ce qui nous manque, même éveillé - conclut Parsala.